Café-Jasette

vendredi 12 octobre 2012

Sport et nation

Dans ce deuxième volet du dossier d'Espace Public consacré au sport, Guillaume Tremblay traite des liens entre sport et nation. Couple improbable ou alliés naturels?  Le sport, activité internationale, arrive-t-il vraiment à transcender la nation? ou la construit-elle?


Sport et nation




« En des temps si lointains qu'les franco s'appellaient Canadiens
À une époque où les pucks étaient faites de crottin
On a réuni des hommes dont le destin commun est comme un film sans fin
En Technicolor, et tricolore :
Bleu comme le St-Laurent
Blanc comme l'hiver
Rouge comme le sang qui nous coule à travers
Le corps de l'équipe c'est le coeur de la nation
Et chaque année, faut clore avec une célébration »

- Loco Locass, Le but

L’idée de lier, de traiter conjointement nation et sport est loin d’être nouvelle. Le sport souvent s’incarne comme symbole politique, comme espace identitaire, comme point de rencontre diplomatique. Qu’on pense à la Série du siècle en pleine Guerre froide, à la demi-finale olympique de water-polo opposant, en 1956, Hongrie et Union soviétique (le fameux « Bain de sang ») dans la foulée de l’insurrection de Budapest, à la « Guerre du football » entre le Salvador et le Honduras, ou encore, qu’on pense au mythe du Rocket chez les Québécois ou à la victoire de l’Afrique du Sud lors de la coupe du monde de rugby en 1995, les exemples de rapprochements divers entre sport et nation ne manquent pas. Mais pourquoi un tel rapprochement ? Après tout, le sport est éminemment international, au sens où on le retrouve partout à travers le monde, au sens où il n’est pas l’apanage d’une identité nationale unique; il est aussi éminemment transnational, principalement avec la commercialisation du sport où les impératifs de victoires entrainent la majorité des équipes à recruter les meilleurs joueurs possible, d’où qu’ils viennent. Pourquoi, alors, le couple sport et nation est-il si évident ?
            Notons d’emblée que cette adéquation s’effectue à trois niveaux : chez l’individu d’abord,  par projection de  lui-même sur les sportifs  représentant la nation ou par projection des valeurs associées à la nation sur les équipes ou leurs représentants ; ensuite, au niveau étatique/médiatique où le sport devient un vecteur de propagande patriotique et/ou commerciale en jouant sur les sentiments d’appartenance et le désir d’émulation ; et enfin, simplement, au niveau structurel alors que la pratique du sport elle-même est, aux plus hauts niveaux – donc aux niveaux les plus médiatisés – organisée en des termes nationaux : équipes nationales, compétitions internationales. C’est principalement sur le deuxième niveau que nous allons nous pencher.
            Le monde du sport repose sur un complexe de valeurs que l’on retrouve, à des degrés divers, d’une discipline à l’autre ou qui parfois sont le propre de disciplines spécifiques. Arjun Appadurai parle de « forme culturelle dure » pour expliquer cet ensemble de liens entre valeurs, sens et pratique qui est difficile à briser ou à transformer et qui est, selon l’anthropologue,  jusqu’à un certain point le propre de tout sport régit par une série de règles. Cette forme culturelle dure est présente dans ces espaces sportifs « qui en viennent à contenir les valeurs morales centrales de la société qui les a produits. »[1] De là, il n’y a qu’un pas pour dire qu’à bien des niveaux, sports et nations partagent de nombreuses valeurs ou, pris d’une autre manière, un appareil symbolique partagé. Et ce lien symbolique fait assurément le jeu des États.
En effet, avec le sport et sa (sur)médiatisation, on baigne assurément dans le monde du symbole, de la métonymie perpétuée match après match. Tous les intervenants du milieu du sport, consciemment ou inconsciemment construisent, maintiennent et reproduisent ce lien entre sport et nation. Ceci est particulièrement flagrant dans les organismes officiels comme Sport Canada (et ses équivalents ailleurs sur la planète) et dans le monde des médias qui raffole de ce « nation building » que sont les Olympiques, le Mondial de soccer ou même les séries de la Coupe Stanley où les équipes canadiennes méritent toujours plus d’attention. Et cette multiplication de liens symboliques, forcée ou non, renvoient à une certaine construction identitaire.
Traitant du cas spécifique du Canada et du hockey, Tony Patoine écrit :

On dira donc que le hockey contribue à la construction nationale à tous les niveaux. C’est-à-dire qu’il participe, en première ligne, à la création d’une identité canadienne, d’une unité canadienne et d’un imaginaire national canadien, donc qu’il est partie prenante de la mythologie et de l’idéologie canadienne.[2]

Cette relation est dialogique, chacune des deux parties renvoyant à l’autre. On peut constater cette relation en suivant une fois de plus l’exemple canadien. En 2004, CBC lance un concours/sondage à l’échelle du pays visant à déterminer le plus grand (au sens d’important ou de significatif) Canadien de tous les temps. Le concours intitulé The Greatest Canadian – réalisé sans la participation de Radio-Canada, réduisant donc de manière significative la voix francophone dans la représentation de la « canadienneté », et imposant par le fait même une certaine vision de la nation – compte parmi ses dix finalistes trois personnalités du monde du sport. Trois sur dix ! Passons outre le fait qu’aucune femme ne se retrouve parmi les finalistes, qui ne comptent d’ailleurs qu’un seul Québécois, P-E Trudeau de surcroît, il semble particulièrement significatif qu’un concours visant à déterminer la personne qui incarne de la façon la plus admirable les valeurs de la nation canadienne ait 30 % de « sportifs » parmi ses finalistes (Wayne Gretzky, Don Cherry et Terry Fox).           
            Il faut dire que dans le lien symbolique unissant sport et nation et qui sert la propagande étatique, il est commode de jouer sur la personnification. Soit, plus encore que l’idée de faire paraître l’athlète comme un modèle à suivre pour le peuple par les valeurs qu’il (soit-disant) incarne (détermination, abnégation, courage, discipline, etc.), l’idée que l’athlète (ou l’équipe) incarne directement les valeurs de la nation, qu’il symbolise la nation même. Encore une fois, on est dans la métonymie. Ce qui rejoint pleinement les propos de Georges Minois parlant des héros, de leur construction, « Le grand homme que l’on vénère n’est jamais l’homme tel qu’il a vécu, avec ses défauts, ses petitesses, ses banalités. Ce que l’on vénère, c’est son image, celle qu’il a forgée avec son entourage et que la société accepte… »[3] Sport et nation construisent l’image l’un de l’autre.

Guillaume Tremblay


[1] Arjun Appadurai, Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1996, p. 90.
[2] Tony Patoine, « “On est Canayen ou ben on l’est pas”. Hockey, Nationalisme et identités au Québec et au Canada » dans Normand Baillargeon et Christian Boissinot, La vraie dureté du mental. Hockey et Philosophie, PUL, Québec, 2009, p. 15.
[3] Georges Minois, Le culte des grands hommes : des héros homériques au star system, Louis Audibert, Paris, 2005, p. 9.

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