Sport et nation
« En des temps si lointains qu'les franco s'appellaient Canadiens
À une époque où les pucks étaient faites de crottin
On a réuni des hommes dont le destin commun est comme un film sans fin
En Technicolor, et tricolore :
Bleu comme le St-Laurent
Blanc comme l'hiver
Rouge comme le sang qui nous coule à travers
Le corps de l'équipe c'est le coeur de la nation
Et chaque année, faut clore avec une célébration »
- Loco Locass, Le but
L’idée de
lier, de traiter conjointement nation et sport est loin d’être nouvelle. Le
sport souvent s’incarne comme symbole politique, comme espace identitaire,
comme point de rencontre diplomatique. Qu’on pense à la Série du siècle en pleine
Guerre froide, à la demi-finale olympique de water-polo opposant, en 1956,
Hongrie et Union soviétique (le fameux « Bain de sang ») dans la
foulée de l’insurrection de Budapest, à la « Guerre du football »
entre le Salvador et le Honduras, ou encore, qu’on pense au mythe du Rocket
chez les Québécois ou à la victoire de l’Afrique du Sud lors de la coupe du
monde de rugby en 1995, les exemples de rapprochements divers entre sport et
nation ne manquent pas. Mais pourquoi un tel rapprochement ? Après tout, le
sport est éminemment international, au sens où on le retrouve partout à travers
le monde, au sens où il n’est pas l’apanage d’une identité nationale unique; il
est aussi éminemment transnational, principalement avec la commercialisation du
sport où les impératifs de victoires entrainent la majorité des équipes à
recruter les meilleurs joueurs possible, d’où qu’ils viennent. Pourquoi, alors,
le couple sport et nation est-il si évident ?
Notons d’emblée que cette adéquation
s’effectue à trois niveaux : chez l’individu d’abord, par projection de lui-même sur les sportifs représentant la nation ou par projection des
valeurs associées à la nation sur les équipes ou leurs représentants ; ensuite, au niveau
étatique/médiatique où le sport devient un vecteur de propagande patriotique
et/ou commerciale en jouant sur les sentiments d’appartenance et le désir
d’émulation ; et enfin, simplement, au niveau structurel alors que la
pratique du sport elle-même est, aux plus hauts niveaux – donc aux niveaux les
plus médiatisés – organisée en des termes nationaux : équipes nationales,
compétitions internationales. C’est
principalement sur le deuxième niveau que nous allons nous pencher.
Le monde du sport repose sur un
complexe de valeurs que l’on retrouve, à des degrés divers, d’une discipline à
l’autre ou qui parfois sont le propre de disciplines spécifiques. Arjun
Appadurai parle de « forme culturelle dure » pour expliquer cet
ensemble de liens entre valeurs, sens et pratique qui est difficile à briser ou
à transformer et qui est, selon l’anthropologue, jusqu’à un certain point le propre de tout
sport régit par une série de règles. Cette forme culturelle dure est présente
dans ces espaces sportifs « qui en viennent à contenir les valeurs morales
centrales de la société qui les a produits. »[1]
De là, il n’y a qu’un pas pour dire qu’à bien des niveaux, sports et nations
partagent de nombreuses valeurs ou, pris d’une autre manière, un appareil
symbolique partagé. Et ce lien symbolique fait assurément le jeu des États.
En effet, avec
le sport et sa (sur)médiatisation, on baigne assurément dans le monde du symbole,
de la métonymie perpétuée match après match. Tous les intervenants du milieu du sport, consciemment ou inconsciemment
construisent, maintiennent et reproduisent ce lien entre sport et nation. Ceci
est particulièrement flagrant dans les organismes officiels comme Sport Canada
(et ses équivalents ailleurs sur la planète) et dans le monde des médias qui
raffole de ce « nation building » que sont les Olympiques, le Mondial
de soccer ou même les séries de la Coupe Stanley où les équipes canadiennes
méritent toujours plus d’attention. Et cette multiplication de liens
symboliques, forcée ou non, renvoient à une certaine construction identitaire.
Traitant du cas spécifique du Canada et du
hockey, Tony Patoine écrit :
On
dira donc que le hockey contribue à la construction nationale à tous les
niveaux. C’est-à-dire qu’il participe, en première ligne, à la création d’une
identité canadienne, d’une unité canadienne et d’un imaginaire national
canadien, donc qu’il est partie prenante de la mythologie et de l’idéologie
canadienne.[2]
Cette relation est dialogique, chacune des deux parties renvoyant à
l’autre. On peut constater cette relation en suivant une fois de plus l’exemple
canadien. En 2004, CBC lance un concours/sondage à l’échelle du pays visant à
déterminer le plus grand (au sens d’important ou de significatif) Canadien de
tous les temps. Le concours intitulé The
Greatest Canadian – réalisé sans la participation de Radio-Canada,
réduisant donc de manière significative la voix francophone dans la
représentation de la « canadienneté », et imposant par le fait même
une certaine vision de la nation – compte parmi ses dix finalistes trois
personnalités du monde du sport. Trois sur dix ! Passons outre le fait
qu’aucune femme ne se retrouve parmi les finalistes, qui ne comptent d’ailleurs
qu’un seul Québécois, P-E Trudeau de surcroît, il semble particulièrement
significatif qu’un concours visant à déterminer la personne qui incarne de la
façon la plus admirable les valeurs de la nation canadienne ait 30 % de
« sportifs » parmi ses finalistes (Wayne Gretzky, Don Cherry et Terry
Fox).
Il faut dire que dans
le lien symbolique unissant sport et nation et qui sert la propagande étatique,
il est commode de jouer sur la personnification. Soit, plus encore que l’idée
de faire paraître l’athlète comme un modèle à suivre pour le peuple par les
valeurs qu’il (soit-disant) incarne (détermination, abnégation, courage,
discipline, etc.), l’idée que l’athlète (ou l’équipe) incarne directement les valeurs
de la nation, qu’il symbolise la nation même. Encore une fois, on est dans la
métonymie. Ce qui rejoint pleinement les propos de Georges Minois parlant des héros,
de leur construction, « Le grand homme que l’on vénère n’est jamais
l’homme tel qu’il a vécu, avec ses défauts, ses petitesses, ses banalités. Ce
que l’on vénère, c’est son image, celle qu’il a forgée avec son entourage et
que la société accepte… »[3]
Sport et nation construisent l’image l’un de l’autre.
Guillaume Tremblay
[1] Arjun Appadurai, Modernity at Large. Cultural Dimensions of
Globalization, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1996, p. 90.
[2] Tony
Patoine, « “On est Canayen ou ben on l’est pas”. Hockey, Nationalisme et
identités au Québec et au Canada » dans Normand Baillargeon et
Christian Boissinot, La vraie dureté du
mental. Hockey et Philosophie, PUL, Québec, 2009, p. 15.
[3] Georges
Minois, Le culte des grands hommes :
des héros homériques au star system, Louis Audibert, Paris, 2005, p. 9.
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